Quand le sacré devient produit : ce que le yoga ne vous dit pas.
- Chantal Delanoe

- 5 oct.
- 7 min de lecture

Infirmière depuis 1995, praticienne ayurvédique depuis 2007, éducatrice de santé ayurvédique depuis 2012. Dix voyages en Inde, du Nord au Sud.
Et pourtant, à chaque retour, la même question me hante : sommes-nous en train de perdre l'essence de ce que nous transmettons ?

Le choc du paradoxe indien
Le yoga est devenu une industrie de plus de 60 milliards de dollars dans le monde. Lorsque j'ai posé mon tapis en Inde pour la première fois, cherchant l'authenticité de cette pratique millénaire, j'ai découvert un paradoxe qui a profondément transformé ma vision de ce que je transmets.
Au fil de mes dix voyages, de Kerala au Rajasthan, j'ai vécu deux Inde.
La première, celle qui m'a nourrie : des vaidya vivant simplement, au service des gens, transmettant leur savoir avec humilité. Des petits dispensaires où l'on ne demandait pas de carte bleue, juste un peu de patience et de confiance. Des pratiques encore vivantes, ancrées dans la terre, le cœur et le souffle.
La seconde, celle qui m'a dérangée : des écoles de yoga transformées en usines à touristes. Des retraites "de luxe" promettant un éveil spirituel garanti. Des boutiques vendant des "élixirs des chakras" à prix d'or, sous couvert de traditions qu'elles ne comprennent plus.
Ce contraste n'est pas qu'anecdotique. Il reflète une transformation profonde de savoirs millénaires en produits de consommation spirituelle.

Ce que je constate dans ma pratique
Après plus de 15 ans comme éducatrice de santé ayurvédique, je vois quotidiennement les conséquences de cette déconnexion.
Des clients arrivent avec des attentes forgées par le marketing : "équilibrer mes chakras en 3 séances", "détoxifier mon dosha" comme on ferait un régime express, "guérir mon anxiété avec du curcuma".
Mais l'Ayurvéda authentique demande du temps, de l'écoute, une observation fine des déséquilibres. Mon expérience d'infirmière m'a appris que le corps humain ne se réduit pas à des formules simples. L'Ayurvéda me l'a confirmé : ce n'est pas un produit de consommation, c'est un art de vivre.
Quelques exemples concrets :
🔸 Les doshas simplifiés : Combien de fois ai-je vu des "tests de dosha" en ligne réduire 5000 ans de médecine à un questionnaire de 10 questions ? Dans la tradition, déterminer la Prakriti (constitution) d'une personne demande une observation approfondie : le pouls, la langue, les habitudes de vie, l'histoire familiale, les cycles naturels...
🔸 Les produits "ayurvédiques" : Des marques vendent des "élixirs ayurvédiques" sans connaître les principes de Rasa Shastra (alchimie ayurvédique) ou de Dravyaguna (pharmacopée). Un mélange d'épices joliment emballé ne devient pas ayurvédique par magie.
🔸 Les promesses miracle : Je me souviens de cette cliente qui avait dépensé des fortunes en "cures détox ayurvédiques". Quand je lui ai demandé ce qu'elle mangeait au petit-déjeuner, elle m'a répondu "un smoothie glacé avec des super-aliments". En Ayurvéda, commencer la journée par du froid éteint Agni (le feu digestif). La vraie transformation n'est pas venue d'un produit à 80€, mais de la compréhension de ce principe simple : respecter son feu intérieur.
En Occident, nous avons importé — et souvent simplifié — ces savoirs pour les adapter à notre rythme, à notre mental, à notre besoin de performance et de contrôle.
Les chiffres parlent d'eux-mêmes : alors que les Américains ne dépensaient que 10 milliards de dollars en 2010 pour le yoga, ce montant a dépassé 16 milliards en 2016. En France, le marché génère aujourd'hui plus de 4 milliards d'euros avec 12 millions de pratiquants — une croissance de 300% en dix ans.
Cette expansion exponentielle soulève une question essentielle : dans cette course à la rentabilité, qu'advient-il de l'âme de la pratique ?
Les chakras, par exemple, sont devenus un système psychologique coloré, facile à comprendre, à vendre et à enseigner. Mais ce que peu savent, c'est que l'association des chakras aux couleurs de l'arc-en-ciel date seulement des années 1970, lorsque l'auteur spirituel Christopher Hill a publié son livre "Nuclear Evolution: Discovery of the Rainbow Body".
Les textes anciens védiques et tantriques mentionnent bien les chakras, mais selon les chercheurs, ils ne font aucune mention de couleurs spécifiques.
Dans les textes traditionnels comme la Charaka Samhita ou les Upanishad, les chakras n'étaient pas là pour "rééquilibrer nos émotions" ou "attirer l'abondance" : ils représentaient des niveaux de conscience à traverser, avec une rigueur spirituelle et un engagement intérieur profond.

L'appropriation culturelle, une question de conscience
Notre culture occidentale a du mal à accueillir la lenteur, le silence, la profondeur. Alors elle transforme tout en méthode rapide, en "outil", en "technique". Même le sacré.
Le yoga, autrefois pratique sacrée, est devenu une industrie multimilliardaire, ce qui a parfois mené à l'exploitation de la culture indienne et à la marchandisation de pratiques spirituelles. Les symboles et éléments de la spiritualité indienne — mantras sanskrits, divinités hindoues — sont appropriés et utilisés hors contexte à des fins lucratives.
L'appropriation culturelle commence souvent là : quand on prend sans vraiment écouter, quand on enseigne sans comprendre le contexte, quand on utilise des mots sacrés pour séduire, au lieu de les honorer.
Rappelons-nous : le yoga trouve ses racines en Inde et porte les séquelles d'une histoire coloniale débutée au XVIIIe siècle. Durant la colonisation britannique, le yoga fut systématiquement ridiculisé. Aujourd'hui, l'industrie occidentale du yoga perpétue parfois, même inconsciemment, ces dynamiques de domination.
Comment reconnaître une pratique respectueuse ?
Après 17 ans de pratique et d'enseignement, voici ce que j'ai appris :

✅ Signes d'une approche authentique
Le temps d'écoute : Une consultation initiale d'au moins 1h, avec des questions précises sur votre digestion, votre sommeil, vos cycles, votre histoire
La personnalisation : Des recommandations adaptées à VOTRE constitution, pas à une tendance du moment
La transparence : Le praticien cite ses sources, ses professeurs, sa lignée de transmission
La progressivité : Des changements graduels, pas des transformations miracle
L'humilité : Reconnaître les limites de sa pratique et orienter si nécessaire
❌ Signaux d'alerte
Promesses de guérison rapide ou garantie de résultats
Produits hors de prix sans explication de leur préparation traditionnelle
Mélange confus entre Ayurvéda, lithothérapie, numérologie sans cohérence
Absence de formation certifiée ou refus de la mentionner
Utilisation de termes sanskrits à outrance sans en expliquer le sens
Notre responsabilité en tant que professionnels
Nous, thérapeutes et enseignants occidentaux, avons une responsabilité particulière :
📍 Nommer nos sources et nos maîtres : Ma formation s'inscrit dans une lignée, avec des enseignants qui ont étudié les textes fondateurs (Charaka Samhita, Sushruta Samhita, Ashtanga Hridaya), Alex Duncan d'Ayurveda à la source et ATREYA Smith de l'IEEV en France.
📍 Admettre les limites de notre compréhension Après 10 voyages en Inde et 17 ans de pratique, je continue d'apprendre. L'humilité est au cœur de la transmission.
📍 Ne pas inventer de nouvelles "traditions" : Si quelque chose n'existe pas dans les textes, disons-le clairement. Inutile d'inventer pour plaire.
📍 Encourager l'approfondissement : Donner envie d'étudier, de comprendre, de pratiquer dans la durée, plutôt que de consommer.
📍 Honorer la source : Reconnaître que ce savoir vient de l'Inde et qu'il appartient à une culture vivante qui mérite notre respect.
Des ponts sont possibles
Je ne crois pas qu'il faille rejeter tout ce que le monde moderne a fait de ces traditions. Il y a des ponts magnifiques : des enseignants qui œuvrent avec respect, des thérapeutes sincères, des élèves passionnés qui cherchent à comprendre au-delà des apparences.
Ce que j'ai appris, c'est que la justesse ne se situe pas dans le rejet, mais dans la conscience.
Transmettre l'Ayurvéda, parler des chakras, pratiquer le yoga — tout cela peut être juste si c'est fait dans le respect de l'esprit originel : humilité, silence, dévotion, écoute.
Le vrai alignement n'est pas celui des couleurs qu'on superpose sur une silhouette. C'est celui du cœur, de la parole et de l'intention.
Un appel à la vigilance et à la gratitude
L'Inde m'a appris la beauté du sacré, mais aussi sa fragilité. Et si je partage cela aujourd'hui, c'est pour rappeler que derrière chaque mantra, chaque geste, chaque mot emprunté à une autre culture, il y a une âme collective. Elle mérite qu'on la respecte. Elle mérite qu'on la serve, pas qu'on l'exploite.
Avant d'acheter ce nouveau produit "ayurvédique", avant de partager cette citation sur Instagram, posons-nous ces questions :
💭 Est-ce que j'honore ou est-ce que je consomme ?
💭 Est-ce que je comprends vraiment ce que je transmets ?
💭 Est-ce que ma démarche s'inscrit dans la gratitude ou dans l'exploitation ?
La différence réside dans l'intention, dans la gratitude, dans le désir sincère de comprendre plutôt que de posséder.
Pour aller plus loin
Si vous souhaitez découvrir l'Ayurvéda dans le respect de son essence, je propose des consultations et des accompagnements personnalisés. Non pas pour consommer une expérience exotique, mais pour entamer un véritable chemin de connaissance de soi, à votre rythme, avec humilité et gratitude envers cette tradition.
Ressources pour approfondir :
Textes fondateurs : Charaka Samhita, Sushruta Samhita (j'aime particulièrement la traduction d'Armanda Dos Santos)
Ouvrages de référence : Dr. Vasant Lad, Dr. David Frawley
Organisations sérieuses : NAMA (National Ayurvedic Medical Association), European Ayurveda Association, Association Ayurveda en France, la Fédération Française d'Ayurvéda, l'association Narayana et Ayurvéda pour tous
"Quand le sacré devient un produit, il perd son souffle.Quand il redevient un chemin, il retrouve son sens."
Sources et références
Marché mondial du yoga : évalué entre 60 et 136 milliards USD (2024-2025), avec une croissance annuelle de 6-8%
Marché français du yoga : 4 milliards d'euros, 12 millions de pratiquants, croissance de 300% en 10 ans
Histoire des chakras et couleurs : origines dans les Upanishad (VIIe-Xe siècles) et textes tantriques ; association aux couleurs arc-en-ciel établie dans les années 1970 par Christopher Hill
Appropriation culturelle : contexte historique colonial britannique en Inde (1757-1947) et impact sur la perception actuelle du yoga
Commercialisation : dépenses des Américains passées de 10 milliards USD (2010) à plus de 16 milliards USD (2016) en produits et services liés au yoga



Commentaires